venerdì 15 agosto 2008

Différence, différences, disparités : pour une généalogie du pensiero della differenza sessuale

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Suivre l’historicité des catégorisations et de la mise en comparaison des deux systèmes (sexisme et racisme) parallèlement aux développements de la notion de « différence » n’est pas une opération anodine, car cette notion est devenue mobilisatrice autour des années 1965-67 précisément dans les mouvements antiracistes, avec le mot d’ordre du « droit à la différence ». Si « une certaine réticence, un recul, vis-à-vis de cette notion » (Guillaumin, 1988 : 4) s’exprime très tôt dans les mouvements féministes et les mouvements antiracistes les plus attentifs à la reprise du terme de manière quasi-simultanée par des mouvements culturels de droite, il est indubitable que la notion de « différence » a été fondamentale dans l’élaboration théorique et la pratique de lutte des groupes et des mouvements qui, dans les années 70, avaient un projet de « libération » et, par-delà la diversité des approches, des méthodes, des outils théoriques, des contextes nationaux, jusqu’à la rhétorique du « respect des différences » qui, ces dernières années, a accompagné une certaine version banalisée du projet multiculturaliste.
Il est donc presque obligatoire, pour qui veut s’interroger sur les catégories de « sexe » et de « race » de considérer aussi le concept de « différence ».Le féminisme italien, « phénomène non seulement social et culturel mais aussi et surtout politique » (Rossi-Doria, 2005 : 5), a privilégié le thème de la différence, depuis les années 70 jusqu’à l’élaboration du concept de « différence sexuelle », visiblement « omniprésent » (Varikas, 2003 : 200) dans le débat féministe italien des années 80 et 90. Mais il serait erroné d’identifier rétrospectivement la « différence » des années 70 au concept actuel de « différence sexuelle » : déclinée souvent au pluriel comme le témoigne le nom d’une des revues de la période, Differenze [1], la « différence » a longtemps recouvert un ensemble de significations très large, relativement mouvant et hétérogène qui, sur la base de rapports non hiérarchisés, a aussi pu amener à la recherche de la différence entre femmes. Le féminisme italien des années 70, par la critique du concept de sororité (Womanhood is Sisterhood) et d’une conception simplificatrice de la « femme opprimée » — concepts qui, par delà leur importance stratégique dans la phase de constitution d’un sujet de lutte, pouvaient faire obstacle à l’émergence des différences entre femmes – semblait indiquer, même confusément, que cette émergence aurait pu permettre la prise en compte des autres « différences » (de classe, d’orientation sexuelle, d’âge, de « race » etc.). Certains usages de la notion même, là où il serait possible de succomber à « la tentation de donner à cette ‘différence’ le sens d’une ‘identité’ reconnue » (Melandri, 2005 : 93) comme dans les écrits de Carla Lonzi, peuvent être interprétés comme une simplification nécessaire à la phase de constitution d’un sujet de lutte, et non comme la découverte ou la manifestation d’une essence marquée par la « différence » [2]. Par contre, dans les années 80-90, et en particulier avec la publication de « Più donne che uomini » [3], de « Non credere di avere dei diritti » [4] par la Libreria delle donne et de « Diotima. Il pensiero della differenza sessuale » [5] par la Comunità filosofica Diotima, – certains usages, encore contradictoires, se cristallisent en une conception « rigide » de la « différence », qui a concouru à occulter d’autres « différences » et notamment celle de « race ». À travers ces livres, il est possible repérer un processus de sédimentation de la pensée de la différence. Le premier texte, « Più donne che uomini » – traduit en français à la même année – offre une première formulation du terme d’affidamento, entendu comme une relation privilégiée entre femmes basée sur des rapports duels d’allégeance entre deux femmes, où la femme la plus jeune, la plus faible et moins douée, « si affida » [6] à l’autre femme, qui est en position sociale, culturelle et/ou économique supérieure. En déplaçant la lutte du terrain de la « discrimination » à celui de la nécessité de créer les conditions pour vivre avec « agio » (« aise ») l’existence sociale, les auteures affirment la nécessité de tisser « une trame de rapports préférentiels entre femmes […], le monde commun des femmes » (Collectif n° 4, 1983 : 78). Mais la solidarité et les rapports non hiérarchisés, qui caractérisaient les relations entre les femmes dans la pratique de l’autoconscience des collectifs féministes des années 70, sont remplacés par la pratique de la disparité entre femmes :

« Nous avons compris que la disparité entre femmes est praticable et que sa pratique est précieuse. Reconnaître qu’une semblable vaut plus, brise la règle de la société masculine selon laquelle, en dehors de la mère, les femmes sont toutes pareilles en définitive […]. Il faut rompre un régime de parité entre femmes, qui est basé sur l’absence de valeur de l’être femme […]. Le plus de valeur ouvre une différence entre femmes, laisse place à un rapport où circulent amour et estime : ensemble » (Collectif n° 4, 1983 : 78-79).

Signé par le Gruppo n° 4 [7] de la Libreria delle donne, « Più donne che uomini » est publié en 1983 dans Sottosopra, une des revues historiques du mouvement, née dans les premières années 70 à l’initiative de plusieurs groupes féministes de Milan [8]. Le Gruppo n° 4 était constitué de femmes –dont Luisa Muraro, Lia Cigarini et Luisa Abbà – qui, après les expériences les plus diverses9, avaient animé certains des premiers groupes féministes italiens (respectivement le Demau et Il cerchio spezzato), et joué un rôle important dans l’expérience de Sottosopra ou la constitution de la Libreria delle donne [10]. Le rapport avec le groupe Psychanalyse et Politique – établi dès le début des années 70 à l’occasion de plusieurs rencontres internationales en France et en Italie – et la pensée de Luce Irigaray, dont Muraro avait traduit en 1975 Speculum, sont déterminants dans leur formation théorique et politique. Les discours sur l’affidamento et sur la différence comme disparité relationnelle sont repris et mieux articulés en 1987 par « Non credere di avere dei diritti », un texte qui met totalement en discussion les parcours féministes des années 70 inassimilables au principe de la différence sexuelle, désormais érigé en a priori du féminisme comme tel. Par une simplification drastique historique et politique, le champ des positions féministes est réduit à l’opposition de deux principes : différence versus égalité, où l’égalité est de plus en plus identifiée à la politique d’émancipation, c’est-à-dire à la stratégie réformiste de la gauche historique qui était largement critiquée et rejetée par la majorité des féminismes des années 60-70. De sorte que tout parcours féministe qui ne se réfère ni aux postulats de la pensée de la différence ni à la stratégie émancipationniste soutenue par les femmes liées aux partis [11], est effacé. Le choix de publier « Più donne che uomini » dans une revue du mouvement qui ne paraît pas depuis plusieurs années (le dernier numéro de Sottosopra était paru en 1976) ou encore de signer le texte par un nom collectif se référant à une autre expérience historique du mouvement, celle de la Libreria, est le signe d’une revendication de continuité directe avec l’expérience des années précédentes, en dépit du contenu du texte qui manifeste une rupture décisive avec une certaine pratique théorique et politique. Cette appropriation-ré-écriture de l’histoire devient toutefois explicite dans Non credere di avere dei diritti. Ce n’est pas un hasard si la signature collective devient tout simplement « Libreria delle donne di Milano » —ce qui suscite d’ailleurs la prise de distance de certaines femmes de la même Libreria qui, qualifiant « déconcertante » la publication de ce livre, contestent la proposition de l’affidamento en soulignant que :

« Il faut savoir – mais comment pourrait le savoir la lectrice si rien dans le livre ne l’en avertit – que la Libreria delle donne di Milano est le lieu où cette proposition s’est le plus heurtée à des oppositions et des perplexités » (Lepetit et al., 1987 : 5).

Cela démontre que les principes de la « verticalité entre femmes » et de l’« autorité féminine » sur lesquelles se fonde la pratique de l’affidamento ont trouvé une première application dans la publication du livre qui, par l’appropriation- réduction du nom d’une expérience collective et plurielle, investit les tenantes de la pensée de la différence de l’entièreté de l’héritage du mouvement féministe italien [12].
La Pensiero della differenza sessuale trouve une systématisation théorique ultérieure dans le premier ouvrage collectif de la Comunità filosofica Diotima, groupe né à l’initiative de Muraro en 1983 à l’université de Vérone et qui se propose d’effectuer une sorte d’épochè de la pensée masculine pour vérifier la possibilité épistémique d’une constitution alternative du monde et de l’« autre ». Le débat théorique et politique ouvert par les deux ouvrages précédents est repris par Diotima. Il pensiero della differenza sessuale en des termes plus strictement philosophiques, où la référence à la pensée d’Irigaray – notamment l’idée de la nécessité de la constitution d'un féminin symbolique et de la reconnaissance d’une généalogie féminine – reste déterminante. L’accent est mis sur des questions clés, qui feront aussi l’objet des réflexions postérieures : l’image symbolique de la mère, l'autorité féminine et la pratique de l’affidamento qui est enfin configurée comme une sorte de reconnaissance de la dette originelle envers la mère. En s’opposant à la culture occidentale qui, en particulier dans les domaines des savoirs philosophiques et scientifiques, n’a pas élaboré en « savoir » la réalité de la sexuation de l’espèce humaine, cette pensée postule la « différence sexuelle » comme « différence originelle», ontologique, à laquelle toutes les autres différences sont subordonnées :

« Cette pensée, en démasquant la logique occultante selon laquelle le mâle s’absolutise comme sujet unique et universel, reconnaît comme originelle la différence des sexes et postule la nécessité que la femme se comprenne et se représente à partir de cette différence concrète et essentielle » (Cavarero, 1987 :180)

Naître de sexe masculin ou féminin est une donnée, un a priori dont on ne peut faire abstraction : le « sexe » de l’être humain marque un dualisme qui ne doit pas être annulé mais analysé et nommé par le symbolique et le langage. Cela donnerait lieu à un « monde symbolique commun des femmes » (opposé à un monde symbolique commun des hommes). A l’intérieur de ce monde, chaque femme est différente de l’autre, avec de nombreuses différences qui doivent être reconnues et valorisées par la pratique de la disparité. La relation dite de l’affidamento peut aussi se concrétiser entre femmes, où la femme la plus jeune, la plus faible, moins douée, si affida à l’autre femme, qui est en position sociale, culturelle et/ou économique supérieure. C’est cette dernière, la soi-disant mère symbolique, qui autorise l’autre à agir dans le monde et l’aide à obtenir ce qu’elle désire. Il s’agit selon cette théorie d’un procédé essentiel à la transformation de la femme d’objet en sujet. La recherche de la « différence entre femmes », typique des années 1970 glisse vers la notion de disparità [13] au cours d’un processus complexe qui commence au tout début des années 80.

« Alors que le terme « différence » ne dit pas tout, la « disparité » exprime une différence en plus ou en moins. En menant à la Librairie une recherche sur les femmes écrivains, on avait trouvé le moyen d’exprimer et de vivre de façon positive le fait de la disparité, en reconnaissant à une autre femme la valeur de guide. On a théorisé à partir de là : il n’est pas possible de construire un monde des femmes si nous sommes toutes égales » [14].

Un des mérites de la pensée de la « différence sexuelle » serait : « de soustraire les femmes au dénominateur commun de l’oppression – qui les avait assimilées aux Noirs d’Amérique, aux Juifs et aux opprimés en général –[...] Ne plus reléguer les femmes dans le champ des affligés et des exploités [...] signifiait établir que la liberté féminine était une question qualitativement différente du besoin de rachat des opprimés. Les raisons de son oppression ne résidaient pas tant en des données sociaux, politiques ou culturels, que dans la nature même de sa diversité » [diversità en italien] (Ribero, 1999 : 197).
Mais cette observation reste enfermée dans un paradigme naturaliste propre aux théories de la différence sexuelle : plutôt que de voir le « sexe » – l’infériorisation de la femme en tant que sexe – comme le produit de dynamiques de domination et d’exploitation — et ne préexistant donc pas à l’instauration de ces rapports—, ces théories font découler ces rapports du sexe lui-même. En faisant tabula rasa de l’historicité de toute formation sociale, une telle position postule que l’oppression repose sur la nature même de la différence et non sur la différenciation inhérente aux rapports sociaux. La critique nécessaire de l’amalgame de la condition des femmes à l’univers indifférencié de « l’oppression » n’a pas donné lieu à une analyse des caractères spécifiques des formes diverses de domination et d’exploitation, mais à une naturalisation de ces rapports. De manière complémentaire, la notion de « femme opprimée » est rejetée au nom de la « différence entre femmes », mais cette référence, loin de conduire à une critique des diverses formes de discrimination et de domination, débouche sur la reconnaissance de l’inégalité entre les femmes, censée en tant que telle ouvrir un espace de liberté féminine. Ce n’est pas un hasard si cette nouvelle mise en valeur des hiérarchies de status et de savoir a été en particulier rejetée par les femmes « minorisées » : les lesbiennes (Cli, 1983) mais aussi les femmes migrantes, dont les rapports avec le mouvement féministe italien ne sont pas toujours simples et les portent souvent à critiquer soit certains modèles émancipationnistes, soit les modèles d’« absolutisation » de la « différence » proposés par les Italiennes (Campani, 1994).
[continua ...]

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1 Différences.
2 Sur la notion de « simplifications nécessaires » voir Foucault (1977 : 265).
3 Plus femmes qu’hommes.
4 Ne crois pas avoir de droits.
5 Diotima. La pensée de la différence sexuelle.
6 Se confie.
7 Collectif n° 4.
8 Ceux-ci ne se posaient pas comme groupe rédactionnel mais comme un temps de coordination d’une sorte de rédaction décentrée ouverte à tous les groupes féministes italiens de la période. Seuls requis : l’autonomie – c’est à dire la non-appartenance à des groupes d’extrême gauche ou partis – et la non-mixitè. Voir Fraire et al. (1978).
9 Notamment la Fgci (Fédération de la jeunesse communiste italienne) dirigée au début des années 60 par Cigarini (Cf. Rossanda, 2005) et la revue L’erba voglio (fondée par le psychanalyste Elvio Fachinelli) à la rédaction de laquelle avait participé Muraro (Cf. Schiavo, 2002). Sur le mouvement féministe milanais, Cf. Calabrò et Grasso (1985).
10 Connue aussi comme Libreria di via Dogana, du nom de la rue de Milan où celle-ci était née en octobre 1975.
11 Notamment l’UDI (Union des femmes italiennes).
12 Il est frappant de constater l’analogie avec le cas du dépôt du sigle MLF, en France, par le groupe Psychanalyse et politique Cf. Picq, 1993.
13 Disparité.
14 Entretien avec Luisa Muraro, in Veauvy, 1983 :127.
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